Ce jour-là, un jeune agneau pleurait. Il pleurait la mort de sa mère. La veille, un loup s’était introduit dans l’enclos. L’agneau qui avait déjà perdu son père se retrouvait à présent seul.
Dans tout le groupe, ce dernier crime suscitait colère et incompréhension.
— Je vous le dis, si les attaques et les disparitions se poursuivent, il n’en restera plus un seul pour pleurer le dernier d’entre nous, enrageait l’agneau chef de fronde,
— Les maîtres ont pourtant renforcé la barrière de l’enclos, comment les loups peuvent-ils donc encore infiltrer notre enceinte ? demanda un agneau de l’assistance,
— Ils ne l’ont affermie que de façade, la frontière d’avec les prédateurs est toujours aussi poreuse. Des loups parfois s’y engagent sans même y être invités par la faim, ils tuent sans même dévorer leurs victimes, n’est-ce pas là contre nature ? fit remarquer l’agneau érudit,
— Cela est vrai, approuva un vieil agneau. Un jour que tous étaient au pâturage et que nous autres anciens demeurions là à les attendre comme à l’accoutumée, ils vinrent. Ils vinrent mais ne nous touchèrent pas. Ils se contentèrent de tourner, l’air mauvais, autour de nous. Ils étaient venus nous narguer et nous humilier, songea amer le vieil animal,
— Ne nous laissons pas affliger de la sorte, il nous faut agir. Envoyons une délégation aux loups pour dialoguer et scruter leurs intentions, proposa un des doux agneaux,
— Tu ne comprends pas, objecta vigoureusement l’agneau frondeur. La langue des loups ne sert pas la parole, elle a de toutes autres visées,
— Quel pouvoir avons-nous ? Nous avons, depuis des temps reculés, perdu la résidence de nos tendres pâturages et sommes sous la coupe de maîtres qui se soucient autant de possession que leur indiffère le sort d’une poignée d’agneaux, argua dépité le vieil agneau.
La discussion se poursuivit ainsi jusqu’à la tombée de la nuit sans qu’aucune résolution n’en sortît.
Un des agneaux s’en retourna en proie à la rage. La colère le possédait. Elle réclamait l’action et non cette moribonde impuissance, cette fatalité pour unique héritage.
Lui agirait. Il partirait se disait-il, mais il quitterait tout, jusqu’à son identité. Oui, notre agneau ne voulait plus être un agneau.
Il prit, d’un pas décidé, la direction du repaire des loups.
En l’apercevant les loups le fixèrent interdits.
— Que viens-tu faire ici ? demanda d’emblée le loup posté à l’entrée,
— Je veux parler à votre chef, lâcha fermement l’agneau,
— Crois-tu qu’il te suffit de le demander pour l’avoir et le voir,
— C’est ainsi que l’on agit là d’où je viens,
— Alors retourne d’où tu viens et estime toi heureux de pouvoir le faire,
— Non, je te l’ai dit, je veux voir ton chef.
Là, un animal magnifique sortit. Son pas était aussi alerte que majestueux. Son regard vif d’un gris perçant se tourna immédiatement vers le jeune agneau et d’une voix puissante et résonnante, il lui demanda,
— Qui es-tu, que veux-tu ?
— Je veux devenir l’un des vôtres, répondit calmement l’agneau,
— Te rends-tu compte que je pourrais te tailler en pièce sur le champ ?
— Tu le peux certes mais tu ne le feras pas,
— Comment en es-tu si certain ? demanda le Maître des loups, désarçonné par l’assurance du jeune agneau,
— C’est la chasse qui vous intéresse vous autres, d’une proie livrée à votre face vous vous détournez,
— C’est pour cela que tu veux devenir un loup ? Pour chasser ? demanda le loup,
— Non, chasser ne m’intéresse pas. C’est que je ne veux plus être une victime,
— Là est la faille de l’agneau, il semblerait que certaines choses soient immuables,
— Que veux-tu dire ? demanda l’agneau subitement agacé,
— Sans même t’atteindre, j’ai de toute évidence visé juste. Vous autres agneaux vous êtes vous-mêmes décrétés victimes. Votre esprit est tombé, il a abdiqué, c’est cela qui, à la vérité, vous rend si faibles,
— C’est faux ! Nous ne sommes pas faibles, nous résistons courageusement mais vous usez abusivement de votre force et nous ne comptons plus les disparus,
— Tes yeux ont-ils vu les corps de ces « disparus » ?
— J’ai vu des corps déchiquetés, cela me suffit,
— Et les autres ? Où penses-tu qu’ils sont ?
— Vous les aurez enlevés pour votre plaisir,
— Nous n’avons pas eu besoin de le faire, ils ont quitté vos rangs d’eux-mêmes,
— Que dis-tu ? demanda nerveusement le jeune agneau,
— Pff, jeune naïf… Les disparus dont, dans ton apitoiement tu fais grand cas, sont devenus pour certains des prédateurs, pour d’autres des vagabonds. Dans la discrétion de la nuit, ils sont tour à tour partis. Au commencement, nous les observions avec amusement, mais avec le temps, cette répétition nous cause accablement. Il n’y aura bientôt plus d’agneaux, plus de résistance, plus d’enjeu, plus de jeu. Notre détermination à agir en loups a vaincu votre irrésolution d’agneaux. Là est votre faille, vous n’êtes pas des agneaux, vous n’êtes rien.
Ébranlé par les paroles du Loup, le jeune agneau sans mot dire quitta les lieux. Il erra, des jours durant, dans la forêt, absorbé dans ses pensées. Tout autour lui semblait différent. Se pouvait-il qu’il existât un autre monde que celui qui avait été le sien. Le sien était violent, violent mais simple.
Au terme de sa jeune et courte retraite, l’agneau s’en retourna à son foyer. Il aima de nouveau les siens en s’aimant désormais lui-même. Ses semblables, instruits de ces révélations, quittèrent l’enclos, l’enclos de leurs représentations. Ils le quittèrent en agneaux libres.
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Lek Lekha…