Il était une fois, dans un village reculé d’Europe, un vieil érudit. Du moins l’appelait-on ainsi, car bien que d’allure misérable, son regard perçant, d’aucuns diraient menaçant et sa longue barbe lui conféraient la respectabilité des vieux sages. De quoi notre homme vivait-il, tous l’ignoraient. D’où notre homme venait-il, nul ne le sût jamais. Mais tous avaient le sentiment qu’il avait toujours été là parmi eux, avant eux. Ici et ailleurs. Pourquoi, à quelle fin, cela également était une énigme.
Un jour cependant, une ombre mystérieuse enveloppa notre village en sommeil. Elle le caressa, d’abord. Son étreinte était chaude, réconfortante. Le village étourdi baignait encore dans cette douce nuit lorsque l’ombre resserra son enlacement. La communauté s’éveilla alors dans une sourde angoisse. Tous se rendirent d’instinct, et comme un seul homme, à la place du marché. Là-bas, ils virent un curieux spectacle. En lieu et place des marchands et étals habituels, se tenaient des inconnus. Des hommes de stature imposante et à l’air arrogant occupaient l’espace.
Nos villageois sans dire mot se présentèrent à eux et leur demandèrent qui ils étaient.
- « Nous sommes venus vous apporter des denrées précieuses » leur répondirent-ils,
- « Nous voyons là les mêmes marchandises que celles offertes par ceux qui vous précédaient » s’étonnèrent les hommes du village,
- « Assurément différentes elles le sont, et précieuses elles vous combleront » affirmèrent les inconnus,
- « En quoi ces tissages diffèrent-ils de ceux que nous proposent les coutumiers marchands ? » répondirent nos villageois avec vigueur,
- « Où ici voyez-vous des tissages ? Il n’y a là que des vivres pour se nourrir » déclarèrent-ils avec autorité.
Les villageois inquiets se regardèrent alors les uns les autres. C’est là que l’un d’eux se détacha du groupe, rejoignit ces nouveaux marchands et leur acheta d’emblée des « vivres ».
Les villageois atterrés l’interrogèrent sur son étrange comportement. Il leur répondit, furieux, qu’il n’avait cure de vieux paysans fatigués et leur préféraient la vue de ces inconnus vigoureux qui se proposaient de leur prodiguer une régénérante nourriture.
La confusion s’empara du groupe et tous, hébétés, regagnèrent leurs champs. Le sain labeur avait dissipé le désarroi du matin.
Les jours, les semaines passèrent. Et la bienfaisante habitude sembla reprendre ses droits. Mais un jour, une nuit, l’ombre revint, et le tableau identique, des inconnus du marché, se reproduisit. Et de nouveau, un villageois, un autre, se retira du groupe préférant rejoindre les impétueux inconnus et leurs « précieuses marchandises ».
La même scène se répéta encore et encore, à intervalles de plus en plus proches. L’incompréhension et le désespoir les gagnèrent.
C’est à ce moment que, de retour d’une de ses mystérieuses absences dont il avait l’habitude, notre vieil érudit reparut au village. Tous le virent, leur faisant face, à la place du marché. Il regarda fixement les inconnus qui, forts de leurs « conquêtes », lui adressaient des sourires narquois.
Puis se tournant vers les villageois, il leur dit calmement :
- « Cela n’est rien, ce marché est une simple foire aux farces, chacun de ceux partis s’est laissé mystifié par un mauvais tour »,
- « Comment est-ce là possible, ces inconnus nous vendent des choses bien visibles prétendant en vendre d’autres. Comment nos hommes ont-ils pu se laisser abuser ? » s’exclamèrent-ils.
- « Le sommeil de la nuit était devenu mauvais, l’ombre a étouffé la clarté, la paresse a annihilé toute volonté, et le corps fatigué a abdiqué face à l’esprit corrompu » leur dit-il,
- « Pourquoi donc ne nous as-tu rien dit avant ? Nous aurions pu, avertis, prévenir cela », protestèrent-ils désemparés,
- « Vous prêtez aujourd’hui, dans la détresse, foi dans les paroles d’un homme duquel vous aviez hier une perception altérée et qui se jouait de son apparence pour aiguiser votre esprit à travers l’exercice de votre regard. L’erreur d’aujourd’hui est aussi celle d’hier. La nouvelle réalité est cependant autrement plus effrayante » leur expliqua-t-il.
Les villageois adhérèrent de tout leur cœur à la vérité énoncée par le vieux sage.
Ils quittèrent tous la grande place du marché de nouveau comme un seul homme, un seul homme avec un regard nouveau et une volonté.