Ce jour là, dans une paisible ferme, un vif échange opposa le cheval et l’âne. Leur discorde, loin de consister en quelque considération pratique, se rapportait à un désaccord idéologique et stratégique. Ce singulier tableau troublait la tranquillité qu’offraient habituellement ces lieux où tous accomplissaient leur tâche avec méthode et discipline.
- Il est hors de question, clama l’âne, de tolérer davantage cette situation. Je refuse de continuer à porter ces charges indignes qui n’en finissent de s’alourdir!
- Et comment donc comptes-tu y remédier ? demanda énergiquement le cheval. Où, dans ta rébellion, trouveras-tu le fourrage. Non mon ami, je te le dis, ne te fourvoie pas dans une cause perdue. Il te suffit de ralentir de temps à autre la cadence, voilà tout.
- Tu ne comprends pas, lui rétorqua l’âne. A toi, la dignité t’a été conservée. Tu sers les ambitions de tes maîtres, dont la plus haute à leurs yeux, celle de plaire aux yeux des autres. Ne vois-tu pas la façon dont fièrement ils t’exposent, l’ardeur avec laquelle ils vantent les mérites qui te sont si agréables à entretenir. Tu es bien nourri, reçois même une éducation physique à laquelle je ne pourrais, moi, jamais prétendre,
- Mon bon ami, répondit la majestueuse monture, je ne puis en toute conscience contester ton propos mais es-tu sûr du gain que te rapportera une telle humeur ?
- Il lui faudrait donc, selon toi, à jamais renoncer à l’exercice d’une légitime fierté ? intervint le coq,
- Je fais simplement valoir que l’ordre des choses n’est pas en sa faveur et qu’il serait bien en peine de corriger l’état qui est ce jour le sien sans le dégrader davantage,
- Le cheval fait preuve de discernement, dit le mouton, il nous faut, nous autres, nous montrer raisonnables. Estimons-nous heureux de ne pas êtres livrés en pâture aux prédateurs. Nous sommes ici nourris et protégés par un solide enclos,
- Cet enclos que tu considères comme une protection, je le vois désormais comme une prison, celle de ma peine et de mon piteux traitement,
- Pourquoi n’imites-tu pas ton compagnon âne ? Lui se prélasse pendant que toi tu portes la charge pour deux, fit remarquer le cheval,
- Comment l’accuserais-je ? Souffrant, il ne le feint peut-être pas, répondit l’âne de bonne foi,
- Mon ami, une partie de ton problème réside ici. Avant de mener une révolution, réclame d’abord son dû à ton camarade qui ne se soucie certes de toi dans une égale disposition, argua le cheval. Les maîtres dominent mais les camarades détiennent le pouvoir de la réalité qu’ils façonnent,
- Ton propos est sage, réfléchit l’âne, je vais de ce trot m’atteler à raisonner mon fortuné compagnon d’infortune.
Le lendemain matin, et pour la première fois depuis fort longtemps, notre ami âne était à sa tâche accompagné de son pair. La laborieuse journée achevée, tous le rejoignirent pour lui demander la façon dont il s’était pris pour convaincre aussi aisément son partenaire.
- La chose a été plus simple qu’attendue. Ja lui ai rapporté avoir entendu les maîtres discuter de le vendre à la « vieille sèche » des environs qui « saurait lui faire entendre raison ». Il semblerait que chez lui, la peur soit puissant remède à la paresse. Aussi, avons-nous ensuite convenu que nous agirions de concert si les maîtres abusaient de nous comme ils le firent jusque là de moi,
- Voilà une manoeuvre que n’aurait renié l’ami renard fit remarquer le coq,
- Je te félicite, approuva le cheval, je ne me serais assurément pas montré aussi astucieux pour le fédérer à une juste cause, j’aurais moi usé d’intimidation,
- C’est là un pouvoir dont je ne dispose pas. J’ai fait usage de ce dont la nature m’a gratifié. J’ai fait aujourd’hui l’âne, et s’il le fallait, prendrai demain les bois.