L’actualité récente et persistante, marquée par une profonde crise politique et sociale nous invite à nous replonger dans un passé pas si lointain, retranscrit avec justesse et pudeur dans « Une amitié espagnole » d’Ilan Greilsammer. Celui-ci, au travers d’une amitié entre Léon Blum et une jeune aristocrate espagnole convertie au communisme radical, expose un arrière-plan historique passionnant au déroulé narratif qui, organisé en allers-retours autour de six grandes dates, épouse la trajectoire même d’une vie humaine : l’insouciance et l’innocence, la confrontation au réel et les épreuves, puis l’acceptation et le souvenir ; en même temps qu’il pose les questions philosophiques majeures sur l’essence de l’amitié et le sens de l’engagement politique.
Le premier acte s’ouvre sur un Paris de fin de 19e siècle éprouvé par un héritage politique instable et chaotique depuis la révolution Française, alternant entre monarchies constitutionnelles, républiques et empires, et qui aboutit à la guerre franco-allemande en 1870, la défaite et capture de Napoléon III à Sedan, puis à l’épisode majeur de la commune de Paris qui voit l’insurrection violemment réprimée d’un peuple parisien qui, plein d’un patriotisme populaire, et ayant courageusement résisté face à à l’éprouvant siège allemand, vit l’armistice de 1871 et la perte de l’Alsace et la Lorraine, comme un humiliant outrage face à une assemblée essentiellement royaliste et pacifiste. C’est donc une Troisième République irrésolue à ses débuts hésitant à se défaire de l’héritage monarchiste mais qui, forte d’une crédibilité obtenue par le rétablissement de l’ordre post-communard, installera définitivement le régime républicain.
« L’amitié espagnole » se situe dans le prolongement de ce tournant historique, dans une Troisième République parvenue à maturité démocratique avec une assemblée dominée par le courant républicain face aux conservateurs, et dont les grandes lois Ferry consacreront l’idéal républicain autour de l’instruction gratuite, obligatoire et laïque pour tous, dans une lutte contre l’ignorance qui doit, dans l’esprit de Gambetta, nourrir un fonctionnement républicain sain et éclairé ; puis par l’affirmation de libertés fondamentales, et pour ne retenir qu’elles, les lois de liberté de réunion et de la presse en 1881, Waldeck-Rousseau légalisant les syndicats en 1884, et par la suite la loi d’association de 1901 qui permettra la formation des partis politiques et enfin la fameuse loi de 1905 sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat.
Notre récit s’ouvre donc dans ce cadre historique avec un Léon Blum, qui, en 1891, est alors un jeune homme de son temps et de sa condition, un intellectuel idéaliste pour lequel l’acquis républicain semble une évidence. Manifestant une désinvolture non feinte lors de son passage bref d’une année à la prestigieuse Ecole Normale qu’il présente comme le « grand projet de ses parents », il y effectuera pourtant deux rencontres décisives, celle du grand et réel Lucien Herr et celle de la fictive mais très symbolique Maria Elvira Santa Cruz de Lourdes, jeune et brillante aristocrate madrilène. Cette rencontre constituera le véritable point de départ, en même temps que la conclusion du récit.
Cette amitié apparaît d’abord comme une prise de conscience de lui-même ; dans les contours élégants et l’érudition curieuse de tout d’une jeune fille bien née, Léon Blum, déterminé par un environnement familial ardent partisan de l’intégration, semble s’être trouvé.
Et plus encore, le statut d’étrangère de cette espagnole « au teint mat » trahissant « une origine méditerranéenne, elle aurait pu être juive d’Arabie (…). » paraît faire ressurgir le refoulé de l’exilé ; « nous avions énormément en commun, (…) notre curiosité qui ne connaissait aucune borne, (…). Et surtout, nous étions deux anticonformistes-nés. Quant à moi issu d’une famille de la toute petite bourgeoisie juive, émancipée d’hier, (…). Nous étions, moi et les miens, des déracinés, des gens d’ailleurs aux semelles du vent, des Alsaciens montés à Paris. Ma grand-mère avait été communarde, elle m’avait insufflé l’esprit de révolte ».
Dans la conscience d’un jeune et naïf Léon Blum, les deux amis réunis dans un « ailleurs » imaginaire nous transportent dans un Paris tout à la ferveur démocratique nouvellement acquise propice à la créativité littéraire et artistique proche d’un esprit Mitteleuropa. Un jaillissement d’idées qui, sous une plume fluide et délicate, semble jamais ne tarir.
Ensemble, Léon et son amie espagnole, nous amèneront aux rendez-vous littéraires du mardi soir chez André Gide; rue du Ranelagh, chez Maurice Barrès « ce génie personnifié » aux premières dires de Blum mais qui révulsera d’emblée l’intuitive jeune fille ; à la Revue Blanche, rue des Martyrs, cet atelier d’idées de la transformation sociale, fondée par les frères Natanson juifs polonais (Alexandre, Thadée et Louis-Alfred), qui sera l’avant-garde du renouveau littéraire et artistique et auquel Léon Blum contribuera comme critique littéraire,
Ensemble, ils échangeront leurs idées, leurs lectures, leurs vies respectives. Maria évoquant sa vie à Madrid, la démesure qui y règne et qu’elle exècre, « la cour royale et ses fastes, (…) des mariages somptueux entre grandes familles, dans lesquelles on laissait des os rongés et des fonds d’assiette aux domestiques, (…) des voyages sur la Côte d’Azur, des vacances dorées dans les palaces de Londres ou de Venise ».
Dans cet état de grâce d’un Léon Blum épris et inapte à scruter au-delà d’un horizon personnel exaltant, commencent pourtant à se faire entendre des grondements de tonnerre menaçants au loin, des « événements annonciateurs »…
Plus tard, s’épanchera-t-il « aujourd’hui, je me demande comment j’ai pu vivre toute cette période de ma vie sans rien voir de ce qui se passait autour de moi, ce pervers de Drumont qui salissait les consciences, la racaille qui se délectait de sa France Juive ». L’épisode tragique du boulangisme et la montée des nationalismes haineux ; ces tracts antisémites distribués par un groupes d’étudiants royalistes devant la statue de Jeanne d’Arc, des « caricatures de juifs adipeux au nez crochu et aux serres de vautour particulièrement répugnantes ».
Autant de symptômes d’un mécontentement social croissant face à ce qui est perçu comme une faillite morale du régime : scandales de corruption au sommet de l’Etat (affaire de trafic de légions d’honneur par un député gendre du président Grévy, distribution complaisante des postes, etc), indifférence des gouvernants au sort ouvrier (grève des ouvriers du bâtiment à Paris en 1888), et poussée d’un nationalisme revanchard envers l’Allemagne, un agrégé de mécontentements qui alimenteront la vague d’antiparlementarisme.
C’est dans ce contexte qu’apparaît, dans notre récit, le grand Lucien Herr, le bibliothécaire da la Rue d’Ulm, l’oracle du socialisme, ce guide spirituel qui avait influencé toute une génération d’intellectuels dont le grand Jean Jaurès, et restera le confident et la conscience de hauts responsables politiques de l’époque. Interpellant un jour l’amie espagnole, « Savez-vous mademoiselle, ce que c’est pour un enfant de dix ans atteint d’emphysème, de descendre chaque jour durant douze heures d’affilée dans la mine et d’en remonter en suffoquant et en crachant son sang ? (…). Et d’ailleurs, mademoiselle qu’en savez-vous, vous de la misère ? », celle-ci bouleversée interrompra ses études, rentrera à Madrid et épousera la cause communiste.
A travers les parcours parallèles des deux amis c’est bien tout un pan de l’histoire qui nous est rappelé, une situation sociale troublée, une vie politique polarisée et une relation de plus en plus conflictuelle au sein même de la famille socialiste avec la scission ultime au Congrès de Tours de 1920 qui consacrera la création de la SFIC (futur Parti communiste français).
Cette dialectique s’incarnera dans la correspondance entretenue avec Maria « la rouge ». Elle lui reprochera d’abord (1898) la défense du capitaine Dreyfus qui ne serait qu’une affaire militaire et détournerait les « masses populaires » de leur lutte contre l’oppression capitaliste ; puis (1914) sa participation au gouvernement d’Union sacrée soutenant la participation à la Grande Guerre, « quoi toi qui étais si proche de Jaurès et de son combat anti-guerre, tu serais directeur de cabinet de Marcel (… ), je ne te dirai qu’une chose, mon amertume, ma déception » ; puis (1918), sur ordre de Moscou et après avoir échangé avec le « camarade Lénine, cet homme génial et merveilleux, notre gloire à tous », lui demander de rallier les rangs communistes ; enfin (1936) le supplier d’intervenir militairement en Espagne pour sauver les républicains de la violente répression franquiste « car si tu refusais d’agir, si tu laissais Franco et ses fascistes nous assassiner, ce sont des générations de socialistes et d’hommes qui te haïraient, et rappelleraient pour l’éternité à leurs enfants ta lâcheté et ta démission devant l’honneur ».
Et dans le même temps, dans une France impactée par la Grande dépression de 1929, les difficultés économiques et sociales (recul de la production industrielle, multiplication des faillites, hausse du chômage et baisse des prix agricoles), ainsi que les scandales politico-financiers (affaire Haneau et Oustric) se répercutent sur le champ politique qui poursuit sa polarisation avec un attrait pour les idéologies fascistes et soviétiques. Autant d’instabilité précipitée par la célèbre affaire Stavisky – cet escroc financier retrouvé mort dans des conditions mystérieuses – le Canard Enchainé titrera « Stavisky se suicide d’un coup de revolver qui lui a été tiré à bout portant », l’Humanité « Le gouvernement se débarrasse de Stavisky en le faisant abattre à Chamonix ».
Celui-là même qui avait bénéficié, par ses largesses, de nombreuses complicités au sein de la police, justice et parlement – avait provoqué « une colère incontrôlable qui se répandait dans tous les milieux, la droite et l’extrême droite étaient mobilisés à mort contre les « pourris », les juifs, les gros, le spectre du fascisme était là la porte » et une violente instrumentalisation de l’antisémitisme par la droite et l’extrême droite pour renverser le gouvernement de gauche avec notamment les émeutes antiparlementaristes de 1934. Face à ce qui fut perçu comme un « péril fasciste » un rapprochement s’opère entre communistes et socialistes et aboutit, à la faveur du plébiscite électoral de 1936, au gouvernement du Front Populaire.
Et d’un Léon Blum qui plaidait pour un socialisme d’espérance de vie et de vie d’espérance « Je savais que si un jour par chance, j’avais la possibilité de changer quelque chose (…) j’essaierais de donner leur chance aux pauvres, aux travailleurs manuels dépersonnalisés par l’usine et je tenterais de leur donner un minimum de vie décente, un minimum de repos, de santé et de vie familiale. C’était cela mon socialisme (…) »
Vint justement ce temps, où à la tête du gouvernement de Front populaire, il permit d’installer en un temps record ce qui allait devenir l’ossature sociale contemporaine de toutes les avancées ultérieures. Citons les accords de Matignons qui mirent en place le droit syndical et engagèrent un relèvement des salaires, les premiers congés payés, la réduction du temps de travail (semaine de 48h à 40h), la loi sur les retraites des mineurs et sur les allocations chômage, la politique de nationalisations dans l’aéronautique, l’armement et les chemins de fer (naissance de la SNCF en 37), la création de l’Office national interprofessionnel du blé (ONIB ancêtre de la PAC, Politique Agricole Commune) pour soutenir les prix en faveur des agriculteurs ; pour la jeunesse, scolarité obligatoire portée à 14 ans, création d’un sous-secrétariat aux sport et aux loisirs dans un souci d’émancipation et d’amélioration des conditions de vie des classes laborieuses, construction de centaines de piscines et stades, réduction du prix des musées pour les plus modestes, etc.
« A sa descente de voiture, il n’avait réussi qu’à grand peine à se frayer un passage, (…) tout le monde voulait lui serrer la main, l’embrasser, l’encourager d’un mot, un vieux postier hideux à la bouche sans dents lui avait soufflé une haleine fétide en criant : « Merci Président, merci » ».
Dans cette effervescence, un Léon Blum qui commence, cependant, à souffrir de lassitude, « il ne pouvait plus supporter cette hypocrisie, ces élus au sourire mielleux, ces faces de faux jetons, ces politiciens à trois sous, (…) » et présente les premiers signes d’essoufflement face à une multitude de fronts d’adversité :
Une opposition haineuse avec une extrême droite très active – complot de la cagoule initié par l’ancien membre de l’Action Française Eugène Deloncle visant à instaurer un régime militaire, violentes campagnes de presse contre le ministre de l’intérieur Roger Salengro, (injustement accusé de désertion pendant la Grande Guerre) qui se suicide,
« Ils s’étaient levés, ils avaient tous observé une minute de silence à la mémoire de Roger Salengro, certains avaient essuyé une larme. La gorge serrée, plusieurs avaient raconté leurs premiers congés payés au pays. »
Un développement des idéologies fascistes et antisémites ; « dans son sermon à la cathédrale, Mgr Georges de La Sentinière, près de s’étouffer, avait crié que Karl Marx n’était que l’une des figures du démon et que le socialisme était le châtiment infligé par D.. pour les crimes de l’humanité… , Et les communistes ! Ces hommes armés de barres de fer qui étaient venus les insulter sur le marché aux fleurs de Lagrasse. Et l’Action Française qu’on croyait disparue à tout jamais et qui avait réapparu à Narbonne, dirigée par un marchand de jouets de la rue de Carmes… » ; Ces numéros de Je suis partout le caricaturant sous les traits d’une hyène buvant le sang d’un agneau.
Une situation économique et financière dégradée malgré les attentes : stagnation de la production, inflation, hausse du chômage, déficit budgétaire considérable, « d’autres l’interrogeaient, et la reprise président ? et le pouvoir d’achat des travailleurs ? » ;
Et la guerre espagnole pour laquelle le risque d’implosion du gouvernement en cas d’intervention militaire, l’empêcha d’agir, l’amie madrilène mourra sous la bombardements…
Une épouse malade et condamnée, la solitude infinie d’un homme qui en a « trop vu et que trop d’amis ont quitté ».
1941, la « maison de campagne » de Buchenwald, ses paysages d’une « verdeur crue » visibles dans la « vapeur à l’horizon » …
Puis la libération, suivie de sa compagne, la résignation, les souvenirs et la conscience d’une fin inéluctable de tout.
« Au deuxième étage, là où la fenêtre sans vitres paraissait avoir été léché par les flammes et où le mur de brique était couvert d’une suie noire immonde, il avait trié avec ses frères les tissus d’Amsterdam, les rubans arrivés de Milan, les velours de Madrid… Il revoyait son père au travail et à l’autre fenêtre dont il ne restait qu’une cavité repoussante il revoyait sa mère (…) ».
« Un jour avant le nouvel an juif, sans doute vers 1885, le photographe était venu en personne et les avait pris ici même devant le porche de cette maison, peu avant leur départ définitif vers le boulevard de Sébastopol ».
« Il leva les yeux encore plus haut. Au-dessus, les fenêtres du troisième étage avaient été murées par Vichy en 1942, sur ordre de Bousquet, tout de suite après la rafle du Vel’ d’Hiv. Une famille de juifs de Salonique, Eduardo et Ines Gomel, s’y étaient installés en octobre 1940 sur les conseils d’un cousin parisien et avaient bêtement cru pouvoir échapper au recensement obligatoire. Ils avaient inscrit leur fils Elie dans une école catholique sous le nom de Roger, leur fille Léa au catéchisme sous le nom de Lucette, et s’étaient mis à fréquenter assidûment l’église Saint-Leu en allumant des tonnes de cierges, en ne ratant aucune messe et en multipliant les génuflexions. Lorsque les deux gendarmes bien français, tous deux enjoués et moustachus, étaient venus les chercher, ce sombre crétin d’Eduardo Gomel avait encore réussi à crier « vivre la France ».
Un récit qui recouvre donc une période dense pleine de bouleversements. Une sorte de marche de l’histoire qui n’a pu s’opérer que par de violentes dialectiques qu’incarne cette amitié fictive entre l’étudiant Léon Blum et la jeune aristocrate madrilène.
Voilà un élégant jeune homme en construction, féru de poésie évoluant dans un monde essentiellement fait d’idées et qui semble projeter sur ce visage qui le bouleverse et le fascine, son refoulé d’exilé, étranger juif réclamant une campagne d’errance et étranger humain pour cet être sensible et doué. Elle ne ressemble pas aux autres, certes, elle est méditerranéenne et lui rappelle des choses enfouies ; elle est érudite comme lui mais conformément à une éducation faite d’excellence académique qui l’y destinait. Tout cela n’était-il donc pas un leurre, un mirage ? N’a-t-il pas vu dans cette amitié une communion là où la jeune fille n’y voyait que camaraderie ? Une hypothèse semblant corroborer leurs choix de vie ultérieurs. Une inclination certes commune à la compassion pour les opprimés mais avec des ressorts d’action qui trahissent de profondes divergences.
Lui vers l’équilibre contraint et la mesure, elle vers le dogmatisme. Dès le départ cette amie espagnole semblait présenter quelque symptôme de coquetterie autoritariste, formulant sur un ton péremptoire et un style ampoulé, des idées très tranchées qui n’admettent aucune contradiction ; affirmant du haut de ses 17 ans « Monsieur, le Malade imaginaire est une pièce lamentable, navrante, au comique étriqué, triste à pleurer, sa critique de la condition féminine n’a rien d’original, il n’y a rien à en apprendre. » ; décourageant constamment son ami Léon lorsqu’il lui présente ses compositions « C’était devenu comme un rituel. Plus j’essayais, plus j’étais sûr d’obtenir son approbation, et plus elle me décourageait. Elle me disait d’un ton qu’elle voulait aimable mais qui cachait mal son irritation : « Voyons ! Qu’est-ce que ce fatras de « forêts obscurs », ces « épais ombrages », ces chênes verts, qu’est-ce que ce printemps « vivace », ces lunes pâles et tristes, ces lacs et leurs flots sourds, ces joies des enfants dans les bois » Voyons ! Voyons ! »
Et lorsque devenue militante communiste, elle lui assènera « tu sais, ce n’est plus la peine de me parler des romanciers et des poètes espagnols comme tu le fais dans chacune de tes lettres (…) d’ailleurs entre nous, je ne veux pas te vexer, mais qu’est-ce que tous ces poèmes, toute cette littérature de salon, (…) par contre, je te parlerai volontiers du Que faire ? »
En somme, une personnalité aux relents narcissiques peu encline à laisser de la place à l’Autre et avec une tendance à proclamer vérité sa certitude du moment…comme un germe de tyrannie.
Et plus encore, lorsqu’elle même progresse au sein de la hiérarchie du parti communiste espagnol et qu’évoquant la perte de son mari « Fernando était promis aux plus hautes fonctions, il serait devenu sans aucun doute le chef de la gauche espagnole, peut-être un jour dirigé ce pays, et d’ailleurs ces salauds le savaient bien et c’est pour cela qu’ils l’ont assassiné », ne trahit-elle pas une quête de pouvoir indépendante de préoccupation moraliste sur le sort des travailleurs. Une telle attitude ne tranche-t-elle pas avec celle d’un Lucien Herr, cet érudit qui avait la réputation de tout savoir et qui « pour des raisons mystérieuses n’avait jamais brigué d’autre poste que celui de bibliothécaire de l’Ecole Normale », lequel Herr s’exclamera d’incompréhension devant les crimes commis au nom du combat pour les classes laborieuses « j’y ai longtemps réfléchi, je me suis demandé d’où cela venait. Peut-être cette idée d’un parti d’avant-garde ? ou un vieux fond chrétien, l’Inquisition, ou encore cet amour irraisonné du pouvoir (…) ».
Pourrions-nous dès lors invoquer l’habitus et soutenir une possible transposition de dispositions ou réflexes du milieu d’origine de la jeune espagnole, où et comment a-t-elle trouvé une telle assurance ; à l’instar de la soumission d’un esclave qui éprouve toutes les difficultés à se défaire de la conscience d’une servitude naturelle, n’y aurait-il pas également la conscience du maitre dominateur auxquels tous lui doivent durablement obéissance ? N’est-elle pas passée d’un totalitarisme qui exploite et qu’elle a désavoué à un autre totalitarisme qui instrumentalise la détresse et finit par asservir tout autant ? Une même démarche figée dont la direction finale lui aurait été imposée par un orgueil blessé lorsque Lucien Herr lui demanda ce qu’elle en savait, elle de la misère, car précisément pour elle qui savait tout, c’était la seule chose dont elle ne savait rien.
Lorsque l’inconfort intérieur et la quête de sens se conjuguent à l’ignorance de ses propres causes, la mystification collective n’est jamais loin, pourrait nous murmurer cette « Amitié espagnole ».